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L'histoire

Asmodée : la carte maîtresse de Montefiore 03.04.12

Depuis sa prise de contrôle par Montefiore fin 2007, l’éditeur de jeux de société Asmodée a multiplié ses revenus par quatre et conquis de nouveaux territoires. Un joli cas d’école pour illustrer le slogan «focus and growth» de l’investisseur.
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Jungle Speed, Time’s up, Dobble… Ces jeux qui animent les soirées en famille ou entre amis ne sont pas des importations d’Outre-Atlantique malgré ce que pourrait laisser croire leurs noms. En quelques années à peine, l’éditeur et distributeur français de jeux de sociétés Asmodée a multiplié les succès commerciaux, et s’est hissé à la deuxième place du marché français, derrière le géant américain Hasbro (Monopoly, Trivial Pursuit…). Détenue à 60 % par le spécialiste de « l’éco nomie présentielle » Montefiore Investment, l’entre prise affiche des revenus de 100 millions d’euros en 2011, à comparer aux quelque 25 millions réalisés en 2007, date du LBO, ou encore à son premier million de… francs, il y a à peine quinze ans. Une croissance fulgurante sur un secteur pourtant trusté par les mastodontes du jouet Mattel, Lego et Hasbro.

Un business model équilibré

Derrière ce succès, Marc Nunès, un entrepreneur autodidacte qui s’est lancé en 1995 dans le marché confidentiel des jeux de rôle et a su prendre le virage du mass market et des best-sellers des jeux de société. Après quelques années de vaches maigres sur une niche en érosion, l’entrepreneur se repositionne sur un modèle bicéphale d’édi teur et de distributeur de jeux. En 1998, il lance Jungle Speed – dérivé du traditionnel jeu du bouchon ou jeu du briquet – qui se joue avec un jeu de cartes traditionnel et consiste à attraper le premier un bouchon posé au centre de la table lorsque deux cartes identiques apparaissent. Le jeu s’est hissé en tête des ventes en France, avec 350000 exemplaires vendus en 2011, soit autant que les indémodables Monopoly, Trivial Pursuit ou La Bonne Paye. Lancés plus récemment, Time’s Up, dans lequel les joueurs doivent deviner des personnages, et Dobble deviennent aussi des best-sellers. « Le vrai tournant s’est opéré en 2003, lorsque nous avons récupéré la licence des cartes à collectionner Pokémon, qui nous ouvrira la porte de la grande distribution », se souvient Marc Nunès, qui autofinancera sa croissance jusqu’en 2005, date à laquelle il ouvre (un peu) son capital à Naxicap à hauteur de 18 %, mais cherchera un partenaire financier plus «hands-on» pour accompagner ses ambitions de développement international en 2007. C’est là qu’entre en jeu Montefiore, qui étrenne avec Asmodée les investissements de son deuxième véhicule doté de 120 millions d’euros. L’entreprise est valorisée 8 fois son Ebit dans un montage s’appuyant sur un levier modéré de 2,5 fois l’Ebitda. Les deux associés fondateurs de Montefiore, Eric Bismuth et Daniel Elalouf, sont séduits par « l’équilibre du business model [qui] s’appuie à la fois sur l’activité d’éditeur et de distributeur », et sont convaincus du po tentiel de croissance des jeux de société, qui répondent à une évolution sociétale paradoxale. « Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les jeux traditionnels ne sont pas cannibalisés par les jeux vidéo, qui prennent plutôt la place des heures passées devant la télé. On assiste même au phénomène in verse : plus on passe de temps connecté, plus on a be soin d’activités conviviales en famille et en tre amis… », souligne Daniel Elalouf. Eric Bismuth reconnaît aussi dans le modèle marketing d’Asmodée des similarités avec le secteur des alcools, qu’il a étudié de près dans sa vie antérieure au BCG : « investir en communnication dans des en droits où se créent les événements pour toucher les prescripteurs avant les lancements de grande envergure ». Transposée dans l’univers du jeu, la clientèle de boîtes de nuit branchées se transforme en « geeks faiseurs d’opinions », et plutôt que de tester le lancement de ses nouveaux produits dans le Marais, Asmodée cible des salons et événements fédérateurs pour les « mordus du jeu ».

Des build-up ciblés

De son côté, Marc Nunès adhère au projet industriel proposé par les financiers. Il n’y a plus qu’à dérouler la feuille de route qui repose sur les deux leviers de la croissance interne et de l’internationalisation. Premièrement, tirer le meilleur parti de l’existant : d’une part, continuer à investir dans les jeux à fort potentiel pour en faire des best-sellers, et élargir le catalogue de jeux en misant sur la création interne, tout en tissant des partenariats avec des créateurs de jeux ; et d’autre part, élargir les canaux de distribution en développant les enseignes spécialisées en jeux et jouets (Toys’R us…), et faire la conquête des mass markets en étant présent dans les rayons d’hypermarchés (sauf pour les jeux trop pointus, qui restent dédiés à une clientèle d’initiés). « Ces premiers leviers de croissance organique ont à eux seuls permis de doubler le chiffre d’affaires d’Asmodée de 25 à 50 millions d’euros aujourd’hui », pointe Daniel Elalouf. Le quatrième axe de développement, à savoir l’internationalisation, a permis de drainer l’autre moitié, sachant qu’en 2007 Asmodée réalisait 80% de son chiffre d’affaires dans l’Hexagone. Et c’est là que l’expertise de Daniel Elalouf et d’Eric Bismuth, tous deux rôdés aux problématiques des transactions internatio nales, a contribué à faire gagner du temps au fondateur et à lui éviter les erreurs classiques des PME exportatrices. Dès 2008, Asmodée fait l’acquisition du distributeur de jeux belge Hodin, qui a réalisé en 2007 un chiffre d’affaires de 10,2millions d’euros, suivi de petites acquisitions en Es - pagne (Cromola) et en Allemagne (Proludo). En 2010, l’éditeur conforte sa présence européenne avec le rachat de 60 % d’Esdevium Games, spécialiste anglais des jeux de société. Le build-up est entièrement financé par une dette senior de 30 millions d’euros contractée auprès de HSBC (arrangeur de l’opération), LCL et Banque Populaire, qui a servi aussi à refinancer une partie de la dette initiale d’Asmodée, qui revient ainsi à son niveau d’endettement de 2007. Et enfin, à l’automne 2010, Asmodée complète son portefeuille de produits avec l’acquisition du jeu de stratégie Abalone. « Nous avons conforté notre positionnement sur les jeux de société, qui représentent aujourd’hui 50 % de notre activité, contre 30% en 2007 », indique le directeur général d’Asmodée, Stéphane Carville, qui est venu appuyer le management autour de Marc Nunès en 2009. « Nous avons, en parallèle, renforcé aussi notre activité d’éditeur, plus rémunératrice, qui apporte aujourd’hui 70 % des revenus réalisés sur les jeux de société », poursuit-il. La prochaine étape est la con quête de l’Amérique du Nord, où l’éditeur a déjà esquissé ses premiers pas en testant ses produits phares comme Jungle Speed, déjà distribué chez Wal Mart et d’autres grandes enseignes américaines. 

Houda El Boudrari

Repères

> 1995 : Création d’Asmodée par Marc Nunès.
> 1997 : Le CA atteint 1 million de francs.
> 1998 : Lancement du jeu Jungle Speed.
> 2003 : Distributeur exclusif en France des cartes à collectionner Pokémon.
> 2005 : Entrée au capital de Naxicap Partners. 
> 2007 : LBO majoritaire avec Montefiore Investment. CA : 25 M€.
> 2010 : Acquisition du britannique Esvedium Games et du parisien Abalone.
> 2011 : 100 M€ de CA, dont 50% à l’international.

Visions Croisées

Marc Nunès, président d’Asmodée, et Eric Bismuth, président de Montefiore Investment

PRIVATE EQUITY MAGAZINE : Comment vous êtes-vous choisis ?

M. N. : Je cherchais un partenaire financier qui apporte à Asmodée son expertise stratégique. J’ai apprécié l’approche d’Éric Bismuth et de Daniel Elalouf, qui se sont concentrés sur les en - jeux de l’entre prise et les options stratégiques pour Asmodée, plutôt que de considérer simplement des aspects financiers. Clairement et en comparaison des autres fonds, j’ai eu le sentiment qu’avec eux, je bénéficierais d’un vrai accompagnement stratégique.

E. B. : Asmodée incarne le type de cible que nous re - cherchons : déjà bien im - plantée sur son marché avec un dirigeant de qualité et un sens aigu du marketing, mais recelant un fort potentiel de croissance encore inexploré. Nous avons aussi été séduits par son business model équilibré, qui s’appuie à la fois sur l’activité d’édition de jeux (plus rémunératrice dans le cas de best-sellers, quoique plus risquée) mais également sur un modèle de distributeur, avec un catalogue de jeux triés au volet qui lui permet d’optimiser sa plate-forme logistique et commerciale.

PE MAG : Qu’avez-vous le plus apprécié dans ce partenariat ?

M.N. : Leur soutien véritablement actif. Ils sont pour nous un partenaire stratégique et opérationnel solide. Ils nous ont par exemple permis de faire des acquisitions au Benelux, en Grande-Bretagne ou en Espagne, en menant des audits financiers auprès des cibles potentielles et en dirigeant le processus d’acquisition jusqu’à la signature. De même, ils ont contribué à optimiser la structure de l’entreprise. Nous sommes passés d’une équipe d’amis à un groupe de 120 personnes, avec notamment le recrutement d’un directeur financier ou la création de postes de gestionnaires par pays.

E. B. : Nous étions sur la même longueur d’onde avec le management. Les fondamentaux du succès restent très classiques. Ce n’est pas parce qu’une entreprise évolue dans l’univers des jeux qu’il faut compter sur le facteur chance pour développer le business. Il faut au contraire une rigueur implacable, beaucoup de persistance et une vision à long terme du marché pour bâtir une histoire de croissance… Il faut bien sûr préserver des espaces de créativité débridée, mais savoir les canaliser pour servir les objectifs de croissance de l’entreprise.

PE MAG : Comment envisagez-vous la sortie ?

M. N. : Nous prévoyons une nouvelle année de forte croissance et envisageons une sortie à horizon 2013-2014. En attendant, il nous reste du pain sur la planche avec la conquête du marché américain…

E. B. : Asmodée se prête aussi bien à une sortie stratégique qu’à une sortie financière. Mais pour l’heure, nous restons concentrés sur l’histoire de croissance. Asmodée pourrait devenir le LVMH de l’univers du jeu de sociétés… 

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