
« Lorsqu’il y a moins de deals, cela donne l’occasion aux membres des équipes d’investissement de travailler leur réseau d’apporteurs d’affaires, de récupérer de l’information sur un secteur ou un métier en vue d’une future opération ou pour accompagner au mieux l’une de leurs participations », Jonathan Luyt, Robert Walters
Avec la dégradation des conditions de marché, les promotions au sein des équipes d’investissement peuvent se gripper et faire naître des tensions au seuil du partnership. Au bas de la pyramide des âges, les jeunes ressentent parfois eux aussi des envies d’ailleurs. Les réponses à leur apporter sont certes différentes, mais ces mouvements soulignent l’importance de la fidélisation des talents pour assurer la croissance et la pérennité des sociétés de gestion.
Darwin est à la mode sur les marchés privés. De posts LinkedIn en tribunes, d’interviews en tables rondes, le théoricien de la sélection naturelle est le nouvel oracle auxquels observateurs et acteurs du private equity se réfèrent pour décortiquer les tendances à l’œuvre actuellement dans l’écosystème. Face aux difficultés que connaissent les GPs pour lever des fonds, même si quelques signaux faibles laissent augurer d’un regain d’appétit des LPs pour 2026, les uns et les autres rivalisent de prédictions plus ou moins étayées à base de fonds zombies, de baisse drastique à attendre du nombre d’équipes d’investissement à court ou moyen terme, d’explosion à anticiper du nombre de spin-off et de first time teams tentant leur chance sur une verticale sectorielle ou une thématique plus préservée que les autres, de défiance accrue à l’égard des stratégies généralistes…
Si l’ampleur de ces bouleversements est évidemment impossible à mesurer à ce stade, leur survenue même paraît difficilement contestable compte tenu des aléas vécus ces dernières années par les acteurs des marchés privés. Quant à leurs conséquences, elles seront très probablement protéiformes mais, in fine, devraient se traduire par une concentration des équipes et une réorganisation des ressources humaines des sociétés de gestion. À en croire des professionnels de la chasse de têtes et du recrutement, ces évolutions structurelles commencent déjà à susciter des tensions et à faire changer les rapports de force. « Nous constatons depuis quelques mois une tendance au sein des équipes d’investisseurs, avec plusieurs associates ou directeurs qui souhaitent quitter le private equity et qui nous sollicitent pour les aider à se diriger vers le monde du corporate, notamment à des postes en corporate M&A ou corporate strategy, au sein de sociétés sous LBO. Cela s’explique en partie par les difficultés actuelles qu’ont certains GPs à lever des fonds ou à réaliser des deals (acquisitions ou cessions) et, mécaniquement, par des perspectives de carried qui sont de plus en plus tardives, voire incertaines, témoigne Thibaut Roussey, fondateur et managing partner d’Alvedis. Pour les mêmes raisons, de nombreux profils choisissent aujourd’hui de changer de segment et de passer du large au midcap ou du mid au small cap, afin de travailler sur plus d’opérations et d’avoir plus d’impact sur la création de valeur au sein des portefeuilles. Certains choisiront aussi de rejoindre, afin de se différencier dans ce marché de plus en plus concurrentiel, des fonds sectoriels ou des family offices qui privilégient une approche plus long terme de leurs investissements. »
Directeurs à cajoler
Président de Meanings Capital Partners, Hervé Fonta, qui remarque croiser « de plus en plus d’équipes au sein desquelles nous avons le sentiment que les intérêts entre les générations divergent », juge lui aussi naturels de tels mouvements dans l’environnement actuel : « Les moments de changements structurels comme celui que nous vivons aujourd’hui ont toujours été marqués par des changements au sein des équipes. Ils peuvent être de plusieurs ordres : des transferts internes d’une fonction d’investisseur à d’autres postes comme les relations investisseurs ou l’animation de la plateforme, des départs vers des sociétés du portefeuille, des spin-off pour recréer une société de gestion. » Ces mouvements se traduisent aussi parfois par des changements de maison pour des hauts gradés de certaines équipes qui n’ont pas les perspectives escomptées et optent pour des projets plus « entrepreneuriaux », par exemple de lancement de nouvelles stratégies chez des concurrents.
« Lorsque des institutionnels rachètent des sociétés de gestion, il n’est pas rare que les dispositifs d’incitation concernent non seulement leurs managing partners, mais aussi les professionnels du grade inférieur, afin qu’ils restent dans l’équipe et en assurent ainsi la pérennité, signe que cet enjeu de fidélisation des directeurs d’investissement est stratégique. De manière plus générale, nous avons vu des fonds de petite taille ouvrir leur capital aux plus jeunes ou élargir l’accès au carried à partir du rang d’associate », note d’ailleurs Diane Segalen, cofondatrice du cabinet de chasse de têtes éponyme. A contrario, les maisons qui perdent de tels talents sont amenés à se poser la question de leur fidélisation au risque de mettre en péril leur propre activité, voire leur pérennité. Les professionnels s’accordent ainsi à dire que la tranche d’âge des 35-45 ans, qui occupe généralement des postes de directeurs d’investissement/directeurs de participations, est celle qui devrait faire l’objet de l’attention la plus forte.

« La génération des 40-45 ans peut éprouver une forme de frustration, voire de ressentiment : après avoir déjà pris des risques, elle voit la perspective d’accéder au partnership s’éloigner, dans un contexte marqué par la difficulté à lever des fonds et à mener à bien des cycles d’investissement complets », Jeanne Segalen, Segalen & Associés
En plus du fait qu’ils sont eux aussi en relation avec les LPs, qui savent pertinemment qu’ils seront, selon toute vraisemblance, leurs interlocuteurs privilégiés lors de la génération de fonds suivante, ils jouent un rôle non négligeable dans l’exécution des investissements tout en représentant l’avenir de la société de gestion. Or, « la génération des 40-45 ans peut éprouver une forme de frustration, voire de ressentiment : après avoir déjà pris des risques, elle voit la perspective d’accéder au partnership s’éloigner, dans un contexte marqué par la difficulté à lever des fonds et à mener à bien des cycles d’investissement complets (acquisition puis cession), signale Jeanne Segalen, principal chez Segalen & Associés. Or, il est essentiel pour les sociétés de gestion d’éviter toute vacance entre les partners en place et ceux appelés à leur succéder, au risque de ralentir le rythme de renouvellement à leur tête. Parallèlement, le nombre d’opportunités s’étant réduit, beaucoup de professionnels préfèrent désormais patienter. Ceux qui quittent leur structure se réorientent souvent vers des fonctions de direction (M&A, finance) au sein d’entreprises sous LBO, tandis que d’autres, contraints par des clauses de non-concurrence, prolongent leur collaboration sous forme de missions d’advisor externe afin de continuer à suivre leurs participations. »

